ACRAS

Pour un centre de recherche sur la pratique
des arts de la scène aux XVIIe et XVIIIe siècles

Les années 1960 et 1970 ont vu la redécouverte de la musique baroque. Ce fut la restitution du jeu sur instruments anciens, l’exhumation, le dépouillement et la confrontation de traités d’époque. Ce fut, parallèlement, la résurrection progressive de tout un répertoire oublié. La musique française a tout particulièrement bénéficié de ce mouvement. Le travail considérable accompli dans le domaine purement musical a suscité de nouvelles recherches dans d’autres domaines qui lui étaient liés : l’interprétation de la musique vocale et des opéras impliquait de retrouver ce que pouvaient être la déclamation et la gestuelle du chanteur ; par ailleurs, il était indispensable de procéder à une restitution de la danse « baroque », si intimement présente dans le répertoire. Dans cette entreprise pluridisciplinaire, un organisme tel que l’Institut de Musique et de Danse Ancienne a joué un rôle essentiel.
Parallèlement, la recherche de type universitaire a multiplié les travaux concernant la carrière des musiciens, les conditions dans lesquelles les œuvres étaient élaborées et reçues par leurs publics respectifs, les modalités matérielles de la réalisation des spectacles.
En direction du grand public, l’année Rameau, en 1983, a consacré les avancées considérables dans cette entreprise de redécouverte. L’idée s’est trouvée dès lors acquise qu’il valait bien la peine de remettre au jour quantité d’œuvres oubliées : c’est à quoi travaillent depuis vingt ans les divers ensembles baroques.
Toutefois, la recherche a été victime de ce succès public :
Le désir de produire des spectacles a mobilisé désormais l’essentiel des énergies. Si les instrumentistes possédaient déjà des acquis suffisants pour s’investir dans cette direction, dans d’autres domaines, les recherches étaient trop récentes pour nourrir durablement des entreprises de grande ambition.
Dans le domaine de la déclamation et de la gestuelle, des pistes avaient été explorées grâce à la lecture des traités de chant, à la diffusion en France des travaux de Dene Barnett et, simultanément, à l'entreprise de reconstruction menée par Eugène Green. Mais la complexité de la tâche, ainsi que la diversité des sources, laissait place à d’âpres controverses ; en outre, le principe même d’un jeu théâtral fondé sur la rhétorique se heurtait à l’idéal du comédien « naturel » communément reçu depuis le XIXe siècle, idéal qui privilégie la sensibilité individuelle et rejette la rhétorique comme un code arbitraire, réservé à des initiés.
Dans le domaine de la danse, le travail spectaculaire de restitution réalisé par Francine Lancelot et son équipe s’appuyait essentiellement sur deux traités français : Le Maître à danser de Pierre Rameau et la Chorégraphie de Feuillet. Or Le Maître à danser ne décrit que la danse de bal ; la Chorégraphie est très laconique sur les bras des danses de théâtre, alors que ce sont ces dernières qu’il s’agirait de reconstituer pour des représentations d’œuvres lyriques. En outre, les traités étrangers sont riches d’enseignements, ne serait-ce que parce qu’ils sont tenus de décrire minutieusement la danse française à l’intention d’un public qui ne la connaît pas : ces traités, quoique commençant à être connus, attendent toujours un dépouillement et une étude systématiques.
Enfin, dans le domaine de la décoration et de la restitution des costumes et des éclairages, il est permis de dire que l’effort d’exactitude, hors quelques expériences isolées, est toujours resté balbutiant.
Recherche ou régression :
Sur ces divers terrains, la recherche ayant marqué le pas, les artistes ont dû apprendre, bon gré mal gré, à se contenter de résultats partiels, et de remplir les vides comme ils pouvaient. C’est alors toute l’approche du répertoire baroque qui est menacée de régression, y compris du point de vue strictement musical. D’une part, en effet, si l’esprit d’interrogation s’émousse, si la démarche de consultation et de confrontation des traités cesse d’être vécue comme une exigence permanente, on risque de voir apparaître une vulgate simplifiée, voire déformée, du jeu « baroque », les nouvelles générations de musiciens se contentant de « faire comme » leur aînés. Par ailleurs, le souci d’intégrer le monde baroque au sein de productions prestigieuses, de le rapprocher du milieu musical classique et reconnu (souci évidemment légitime en soi), comporte le risque du compromis, de l’oubli de pratiques qui avaient fait précisément le sel (peut-être avec un certain excès dû aux tâtonnements des débuts) de la redécouverte du jeu baroque.
Cette évolution serait particulièrement dommageable pour le répertoire français, si éloigné de la tradition musicale héritée du XIXe siècle. Il est à craindre, par exemple, que la séduction des voix lyriques ne vienne envahir l’exécution de la musique de Rameau, voire de Lully, et que tout le travail d’articulation et d’expressivité, qui vise à rendre dans le détail la rhétorique des passions, travail qui mobilisa tant les énergies dans les années 1970-80, ne finisse par être oublié. Seul le recentrage de l’intérêt sur la restitution de la déclamation pourra faire contrepoids à cette évolution.
Que la stagnation risque de devenir régression, c’est ce que montre également la situation de la danse « baroque ». Les travaux de Francine Lancelot, dans leur nouveauté, ont suscité l’intérêt, voire l’enthousiasme, des danseurs classiques et contemporains. La création y a trouvé de nouveaux éléments d’inspiration. Mais cet apport, si riche soit-il, présentant les limites que l’on a vues, l’intérêt de curiosité devait fatalement retomber. De leur côté, les réalisateurs de spectacles d’opéras ont eu tendance à penser que, par souci d’habiller au goût du jour un répertoire lié à l’Ancien Régime, il était souvent préférable de faire appel à des chorégraphes contemporains : la restitution des danses de théâtre n’était en effet pas assez poussée pour s’imposer avec évidence. Quant aux compagnies spécialisées dans la danse ancienne, elles sont en attente d’informations et de découvertes de tous ordres de nature à nourrir leur travail, sous peine de se résigner à vivre dans la conjecture et l’à peu près. Or informations et découvertes requièrent l’activité de chercheurs spécialisés.
Il importe donc que les recherches autrefois entreprises prennent un nouvel essor.
Sur la légitimité de ces recherches, quelques rappels ne seront pas inutiles.
Le principe est la restitution des pratiques et des conditions matérielles en vigueur à une époque donnée et pour un répertoire donné. S’agit-il de procéder à la simple exhumation archéologique d’un passé mort, objet de curiosité reconstitué une fois pour toutes et livré à la contemplation de quelques initiés ?
L’expérience du jeu sur instruments anciens montre que ce n’est aucunement le cas :
  1. Il s’agit au contraire de redonner vie aux œuvres en les exécutant avec les techniques et les moyens matériels dans le cadre desquels elles ont été conçues. C’est à cette condition que les œuvres paraissent plus compréhensibles, et surtout (soulignons-le) plus accessibles pour le grand public. Ainsi, il est admis à l’heure actuelle qu’une sonate de Corelli aura bien plus de chance de parler à l’auditeur si elle est exécutée sur un violon baroque avec son ornementation. Dès lors, on voit mal pourquoi il ne serait pas légitime de chanter du Lully avec la couleur inhérente à la prononciation du français du XVIIe siècle et les effets d’articulation décrits par les textes.
  2. La redécouverte des pratiques d’époque ne mène pas à une reconstitution figée et unique. D’une part, la recherche ne prétend jamais arriver à un résultat achevé. D’autre part, s’il s’agit de retrouver des techniques, la place existe toujours, à l’intérieur d’une technique donnée, pour une interprétation personnelle qui précisément s’appuie sur elle. Ainsi divers ensembles d’instruments anciens ont-il pu produire diverses versions, par exemple, des suites pour orchestre de J.-S. Bach. De même, si l’on parvenait à approcher de ce que pouvaient être les danses de théâtre du temps de Louis XIV, il serait absurde de prétendre restituer une Armide définitive avec ses chorégraphies : il faut imaginer au contraire que des chorégraphes différents, à partir des mêmes recherches, pourraient aboutir à des réalisations différentes ; c’est cela qui est conforme à l’esprit de l’époque où, de reprise en reprise, les chorégraphies d’une même œuvre étaient réécrites.
Pour résumer, la restitution, loin de nuire à l’accessibilité des œuvres et à la création artistique, sert la première et nourrit la seconde.
D’autres redécouvertes :
Ajoutons qu’il n’y a pas de raison de limiter l’entreprise de restitution au répertoire lyrique. Le théâtre parlé (Corneille, Racine, Molière, leurs contemporains et leurs épigones), la poésie, voire l’éloquence de « l’âge classique », mériteraient d’être revisités en ce sens ; on pourrait également espérer redonner vie au répertoire de l'ancien théâtre italien (celui dont témoigne le recueil de Gherardi) ainsi qu’à celui du nouveau théâtre italien (dont seul Marivaux a survécu), tout comme à celui des théâtres de la Foire et des très nombreuses parodies dont le XVIIIe siècle a été friand : tous domaines dans lesquels des recherches existent, soit recherches seulement théoriques, soit entreprises pratiques, mais individuelles et disséminées.
Fonction et principes fondamentaux d’un centre de recherche :
En effet, qu’il s’agisse de musique, de danse, de théâtre, de décoration, les chercheurs et les bonnes volontés existent bel et bien. Mais il leur manque en général un lieu pour être entendus, pour échanger et confronter leurs vues, et une structure qui leur apporte une aide dans leurs recherches, par exemple en leur facilitant l’accès à la documentation dont ils ont besoin.
Il leur manque également, la plupart du temps, des exécutants avec lesquels ils puissent mettre en pratique le résultat de leurs recherches. Il est difficile, en effet, pour un travail d’expérimentation, de s’en remettre à la seule volonté des artistes qui vivent de la scène : leur proposer une autre façon de faire, c’est pour beaucoup leur proposer de prendre un risque en mettant en question ce qui les fait vivre. S’il est vrai que certains artistes ont l’audace de prendre de tels risques, on ne peut légitimement demander que ce soit un phénomène général : l’innovation, si l’on prétend la faire reposer sur l’initiative individuelle, ne peut qu’être lente et hasardeuse. Il faut donc un lieu dans lequel l’expérimentation soit sans risque.
C’est pour répondre à ces nécessités qu’il serait souhaitable de constituer un centre de recherche.
Un tel centre, pour ce faire, devrait répondre à deux exigences :
  • La pluridisciplinarité : les divers domaines du spectacle étant liés, les progrès dans l’un sont conditionnés par des recherches dans l’autre. Par exemple, si l’on veut imaginer ce que pouvait être le déplacement scénique ou l’usage de l’espace par les danseurs du temps de Lully ou de Rameau, on peut difficilement se dispenser de reconstituer, au moins sommairement, la scène de l’Opéra de l’époque, et de prendre en considération les effectifs qui y étaient présents, la place des choristes, etc.
    En outre, comme les œuvres sont produites dans un climat intellectuel, esthétique ou idéologique donné, la recréation pratique, qu’il s’agisse de musique, de théâtre ou de danse, ne peut pas ignorer cet environnement d’ensemble
    La pluridisciplinarité ne signifie pas que chacun doive toucher à tout en dilettante. Au contraire, en offrant aux chercheurs spécialisés un lieu d’échange et de rencontre, il s’agit de fournir à chacun ce que précisément, étant donné sa spécialisation, il ne pourrait trouver par ses seuls moyens.
  • Une démarche plurielle, opposée à l’académisme. Une grave erreur scientifique serait de promouvoir sans partage un chercheur, un artiste, une école ou une compagnie, dans tel ou tel domaine, comme détenant la vérité. Une telle démarche n’a de raison d’être que pour une entreprise de production de spectacles, activité dans laquelle il est bien nécessaire d’effectuer des choix. Un centre de recherche devrait au contraire donner la parole, sur un même sujet, à des voix diverses, et permettre de faire connaître ceux dont les travaux restent confidentiels. Le débat, la confrontation courtoise est le meilleur moyen de faire apparaître l’inconsistance de telle ou telle position, la solidité de telle ou telle autre.
    Cela n’implique pas qu’un centre de recherche doive se perdre en palabres stériles. Il faut imaginer qu’à tour de rôle des musiciens, danseurs ou comédiens, soient invités, pour une durée déterminée, à faire travailler des groupes d’artistes dépendant du centre. Ils auraient ainsi l’occasion de mettre en pratique leurs perspectives de recherche. Le centre de recherche servirait alors de mémoire de ces expérimentations successives, d’où devraient se dégager mises en comparaison, échanges et synthèse.
    Enfin, il convient d’ajouter une précision concernant les limites chronologiques du domaine de recherche concerné : les XVIIe et XVIIIe siècles. Cette période correspond à ce qu’on a appelé l’âge classique. Le même travail de recherche serait également intéressant en amont, pour la Renaissance, et en aval, pour le XIXe siècle. Mais des choix sont nécessaires, sans lesquels on risquerait d’aboutir à une multiplication trop complexe et trop lourde d’activités et d’ateliers. Toutefois, pour l’étude des XVIIe et XVIIIe siècles, il est assurément nécessaire de prendre en compte ce qui les précède et ce qui les suit, ce qui implique des travaux de recherche en ce sens, ainsi que des interventions de chercheurs ou de formateurs susceptibles d’apporter leurs lumières, et des partenariats éventuels avec d’autres organismes à cette fin.
Activités du centre de recherche :
Un tel centre devrait justifier d’une certaine rentabilité, et pour cela combiner ses activités de recherche proprement dite avec d’autres activités : activités en direction du grand public, centre de ressources au service des professionnels de la scène.
  1. Activités de recherche :
    1. Expérimentation pratique. Cette expérimentation pourrait s’organiser en groupes ou ateliers modulables. La direction artistique de chaque atelier serait confiée de façon temporaire à un chercheur ou artiste invité. Des chercheurs de type traditionnel y interviendraient.
      Exemples : jeu du comédien et/ou du chanteur (sous-groupes : comédie, tragédie) ; danse sérieuse, danse grotesque ; restitution de l’espace scénique.
      Des groupes pourraient se former autour d’un sujet précis (exemple : la prononciation des dentales en fin de vers), avec une existence limitée dans le temps, ou au contraire tendre à devenir permanents.
      Des groupes pourraient également s’agréger de façon pluridisciplinaire (exemple : les chaconnes d’Arlequin, au carrefour de la commedia dell’arte et de la danse).
    2. Susciter des travaux de recherche : Un état serait fait régulièrement sur les questions en suspens, avec appel à contributions, fournissant par exemple des suggestions de sujets pour la recherche universitaire.
    3. Organisation de rencontres et de colloques.
    4. Création d’un centre de ressources et d’une bibliothèque, facilitant notamment l’accès au répertoire et aux études existantes.
    5. Mise en mémoire (audio-visuel, numérique) du travail des ateliers.
    6. Création d’un site Internet.
    7. Publication de travaux.
  2. Activités de formation :
    Organisation de stages et de cours tous niveaux. Les meilleurs stagiaires pourraient être recrutés pour constituer les groupes d’expérimentation.
    Stages et cours devraient être programmés en tenant compte de la situation de l’endroit où le centre de recherche serait implanté : là où existent déjà des cours portant sur les mêmes disciplies et la même période, il ne s’agirait pas de leur faire concurrence, mais d’offrir un complément en coordination avec eux.
    Il serait souhaitable que puisse être proposée une formation pluridisciplinaire (théâtre, chant, danse), étant entendu qu’une dominante est malgré tout indispensable.
    Pour assurer une formation solide, les stages pratiques (déclamation, danse, etc.) devraient s’accompagner de séminaires sur l’arrière-plan culturel du répertoire (histoire de l’art, histoire des idées, esthétique, etc.), séminaires eux-mêmes ouverts à des participants qui ne suivraient pas forcément les stages pratiques.
    Les activités dans le cadre des ateliers, comme les travaux de recherche pure, devraient pouvoir acquérir une valeur diplômante.
  3. Prestations auprès des producteurs de spectacles :
    Le centre pourrait mettre à la disposition des metteurs en scène ou des chorégraphes une documentation et un état des recherches sur tel ou tel sujet.
    À terme, il pourrait également proposer les services de conseillers artistiques.
  4. Organisation de spectacles :
    Démonstrations publiques de fin de stage, de bilans d’ateliers, ou à l’occasion de colloques.
    Il s’agirait de présenter le résultat de recherches. L’erreur serait de décider a priori de produire pour une saison proche tel ou tel spectacle d’envergure sans avoir les moyens scientifiques d’en assurer la qualité sur le plan de la restitution.
Recherche de partenaires :
Ce centre de recherche ne pourrait vivre tout seul : il lui faudrait s’assurer la collaboration de partenaires, tels que :
  • Conservatoires et écoles de musique ;
  • Universités, en particulier les troisièmes cycles d’arts, lettres et sciences humaines, mais aussi, par exemple, acoustique ;
  • Conservatoires des techniques traditionnelles. Organismes de restauration du patrimoine et de formation aux métiers de décorateur et de costumier ;
  • Théâtres, centres culturels, centres chorégraphiques ;
  • Ecoles de danse, cours d’art dramatique ;
  • L’enseignement primaire et secondaire, pour des actions de sensibilisation en direction du public le plus jeune et de formation en direction du public de lycée.
Jean-Noël Laurenti
Décembre 2000
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Association pour un Centre de Recherche sur les Arts du Spectacle aux XVIIe et XVIIIe siècles
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